6.
— Quel salaud !
— Ça, pour une combine… Il nous a bien eus…
— Et tu réagis même pas ! s’emporta Gankyû.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? J’avais décidé de rester. Alors, tout va bien.
— Je t’avais dit de…
— C’est bon. Avec le sûgu, Rikô arrivera à rattraper les gôshi. Maintenant, il suffit de se débrouiller jusqu’à ce qu’ils reviennent.
— On va se débrouiller, comme tu dis ? Il n’y a rien à faire.
— T’en fais pas, va, dit-elle en riant. Tu sais bien que je suis chanceuse.
— Oui, ben ta chance vient de t’abandonner, ma petite ! Amène le haku !
Il se releva en s’appuyant au rocher.
— Enfin, tu te bouges ! lança-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
Elle courut vers le haku et se saisit des rênes. L’animal avait l’air d’hésiter. Il continuait à fixer le ciel, les oreilles frémissantes. Shushô le tira jusqu’au rocher. D’un mouvement maladroit mais encore énergique, Gankyû parvint tant bien que mal à se hisser sur le dos de la monture. Il tendit la main à Shushô.
— Ça va ? Pas trop mal ? lui demanda Shushô.
— Je t’ai déjà dit que c’était pas grave.
Mais on voyait bien, à sa difficulté de passer son pied dans l’étrier, que son genou était déjà tout engourdi. Le remède qu’il avait avalé avait sûrement calmé la douleur, mais il avait aussi amoindri ses réflexes. Gankyû aida malgré tout Shushô à se mettre en selle devant lui et donna trois tapes sur le cou du haku.
À toi de jouer, maintenant.
L’animal redressa la tête brusquement et partit au galop. D’instinct, il essayait d’échapper au danger. Ce qui voulait dire qu’il était encore temps de fuir. Dans le cas contraire, il serait resté sur place et aurait cherché un endroit où se cacher.
Il prit son élan et décolla. Immédiatement, Gankyû tira sur ses rênes pour l’obliger à rester à basse altitude, après quoi il le laissa faire. Mis à part les chevaux, toutes les chimères, même les ânes (auxquels appartiennent les haku), connaissent très bien la mer Jaune. C’est leur gros avantage. Ils savent parfaitement quoi faire pour se protéger des yôma.
Peu de temps après, Gankyû perçut un bruit d’ailes dans son dos. Shushô remua sur sa selle. Il plaqua aussitôt une main sur sa bouche. Elle tourna la tête vers lui et acquiesça : pas crier, d’accord, elle avait compris.
Le haku planait maintenant au-dessus du sol à une allure moyenne. C’était sans doute plus fatigant pour lui que de voler à pleine vitesse en profitant de son inertie, mais c’était aussi plus silencieux. Gankyû entendit à nouveau derrière lui des bruits d’ailes mêlés à des cris stridents. Probablement des yôchô en train de se disputer leur future proie.
Jusqu’ici, le haku avait suivi la direction empruntée par Rikô, mais il fit soudain demi-tour et commença à se faufiler entre les rochers. Il traversa la lande, survola une grande dépression couverte d’arbustes et approcha bientôt d’un bois parsemé de blocs de pierre.
Non, je peux pas… se dit Gankyû. En bon haku qu’il est, il se souvient de l’endroit où on peut se mettre à l’abri. C’est pour ça que je le préfère au sûgu. Je comptais bien aller me planquer là-bas, mais maintenant que Shushô est avec moi, c’est plus possible…
À contrecœur, il tira sur les rênes de sa monture et lui fit prendre une autre direction. Le haku en parut troublé. Il ne comprenait pas pourquoi son maître refusait d’aller là où ils seraient en sécurité. Il lui obéit cependant et courut à travers bois.
Puis il fit un grand bond pour s’arracher du sol. Gankyû appuya brusquement sur la tête de Shushô pour la lui faire baisser et en fit autant. Ils traversèrent la cime des arbres. Shushô aperçut alors quelque chose qui brillait en contrebas.
— Il y a un yôma en dessous !
— T’inquiète pas, il vole pas.
Le ciel commençait à prendre une teinte violacée. Le jour se levait.
— Couche-toi en avant.
Mais c’était déjà trop tard.
— Gankyû ! Regarde ! dit-elle sans élever la voix.
Elle pointait son doigt vers le sol.
— J’ai vu des lumières ! Il y a quelqu’un !
Le bois allait en s’épaississant et devenait une véritable forêt. Au-delà, on apercevait deux collines au sommet dénudé, au bas desquelles deux ou trois points lumineux semblaient indiquer la présence de feux.
Le haku poursuivait sa route en les laissant derrière lui. Shushô s’empara des rênes et tenta de le stopper.
— Arrête, Shushô !
— Mais t’as pas vu ? Il y a des maisons là-bas ! cria-t-elle.
Gankyû fit un bruit avec sa langue.
— Tu dois te tromper.
— Mais non, je te dis ! Je les ai très bien vues !
Le haku continuait à fendre l’air. Shushô se retourna. Elle ne voyait plus les maisons, mais le scintillement des foyers ne faisait aucun doute.
— T’as rien vu, dit Gankyû.
Elle leva les yeux vers lui.
— Tu m’entends ? T’as rien vu. D’accord ?
— Pourquoi ?
— Si tu prétends encore avoir vu quelque chose, je te balance par-dessus bord.
Elle jeta un œil en dessous d’eux. Au sol, quelque chose semblait les suivre à la course entre les arbres.
De cette hauteur, c’est sûr que je serai morte avant que les yôma me sautent dessus !
— Vas-y si t’es capable, balance-moi.
— Shushô ! Arrête tes conneries !
— Il n’y a que les animaux qui obéissent sans comprendre pourquoi. Si tu me traites comme du bétail, c’est même pas la peine de me menacer. Tu n’as qu’à me jeter tout de suite !
Elle avait à peine fini sa tirade que quelque chose traversa subitement son champ de vision. Le haku poussa un hennissement. Un peu comme un cheval, mais en plus grave. Shushô n’avait pas eu le temps de voir ce que c’était. Elle s’interrogeait encore lorsqu’elle vit des ailes passer juste devant ses yeux.
Le haku vira de bord et piqua vers le sol. Shushô ne cria même pas tant la manœuvre avait été brusque. Il fonçait droit vers le bois. La cime des arbres se rapprochait à une vitesse vertigineuse. Shushô perçut un bruit qui lui vrilla les tympans. On aurait dit un grincement de ferrure. Elle ne l’avait pas vu arriver.
Le monstre ressemblait à un rapace à deux têtes. Il fondit sur le haku en poussant des cris stridents. Celui-ci l’esquiva en se jetant sur le côté, mais le yôchô fit rapidement volte-face et revint aussitôt à la charge. Au deuxième assaut, il rencontra la lame de Gankyû qui le précipita dans le vide.
Le haku poussa un nouveau hennissement. Au loin, sur le fond bleu foncé du ciel, Shushô vit un animal sans ailes qui approchait en zigzaguant.
— Merde… lâcha Gankyû.
Il dirigea le haku vers une colline couverte de rochers et d’arbustes. Ils la survolèrent et amorcèrent leur descente vers le bois qui la bordait. Gankyû semblait chercher quelque chose dans le sac accroché devant lui. Il fouillait à tâtons sans parvenir à trouver ce qu’il voulait. Les bagages étaient ceux de Rikô. Mais s’ils avaient été préparés par un gôshi, cela devait forcément y être. Il finit par en sortir une corde noire.
— Détache les bagages ! Et n’oublie pas l’eau ! dit-il d’un ton sec.
Le haku s’était à peine posé au sol que Gankyû lui ordonna de se coucher sur le ventre. Il mit pied à terre en ménageant sa jambe blessée et noua un bout de la corde à ses rênes. Puis il courut à un arbre et attacha l’autre bout.
— Gankyû, j’ai déchargé les bagages. Et maintenant ?
Il revint vers le haku, prit les sacs des mains de Shushô et se tourna vers l’animal. Il flatta son cou quelques instants.
— T’as pris l’eau ?
— Oui.
Il attrapa l’épaule de Shushô, s’y appuya et se mit à courir en traînant la jambe, laissant derrière lui le haku.
— Gankyû… Le haku…
— C’est bon.
— Quoi, c’est bon ?
Elle se retourna.
Il l’a lui-même attaché à l’arbre…
— Dépêche-toi !
— Mais attends !
La corde était longue. Le haku aurait pu se déplacer un peu. Mais il resta couché, immobile, obéissant à l’ordre de son maître. Il les regardait innocemment s’éloigner vers le bas de la colline.
— Les yôma vont venir. Il ne pourra pas s’enfuir. C’est…
— Oublie. C’est bon comme ça.
— C’est trop cruel…
— Tu m’as demandé un jour de lui donner un nom. Tu te souviens ?
Oui. C’est au moment où nous sommes entrés dans la mer Jaune.
— Eh bien, maintenant tu sais pourquoi les Kôshu ne nomment jamais leur monture.